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Audrey Koulinsky

L'art du rituel

revue Dissonance #22

avril 2012

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Que sont devenus les rituels ?

 

L'homme contemporain a cessé d'être animiste, il n’est presque plus religieux, la science l'a éclairé sur la plupart des mystères de la nature, la technologie l'a rendu maître du temps et des distances, la psychanalyse l'a désabusé quant à l'origine des dieux et des mythes. Pauvre homme seul. Entouré de machines, le nouveau lucide parcourt le monde, il est très pressé, très actif, très utile. C'est un moderne, et être moderne cela signifie accomplir certains gestes, manipuler certains objets, et respecter certaines règles de conduite, en d'autres termes, se conformer aux rituels propres à son époque. Et de quoi s'agit-il ? Ne pouvant s'empêcher de sacraliser son environnement, l'homme contemporain voue un culte à ce par quoi il a profanée la nature, ò savoir, la technique. Or, les conséquences de cette dévotion ne sont pas seulement environnementales, elles sont aussi psychologiques [1] : l'homme se fait compulsif, telle une mécanique, il répète des tâches sans raison ni fins, avec une précision maniaque et une ténacité obsessionnelle. « Oui, l'humanité tourne au bête » [2] écrivait Flaubert, déjà, en 1983. Bête, l'humanité moderne ? Certainement, et aliénée aussi lorsqu'elle s'allie à son propre fossoyeur [3]. Les rituels ne se valent pas les uns les autres. Tous n'élèvent pas l'âme à une spiritualité salutaire. Tous ne ramènent pas l'homme vers ses frères de sens.

 

Si, aujourd'hui, à l'image de ce qui se faisait dans les sociétés archaïques, l'homme contemporain se remettait à danser comme un possédé, comme les africains du culte des Haouka, filmés par Jean Rouch, au Ghana, en 1955 ; s'il recommençait à proférer des paroles incantatoires et à sacrifier l'animal interdit, où pourrait-il le faire qu'on ne le prenne pour un fou ? Où, si ce n'est dans l'art ?

 

Nombre d'artistes contemporains revisitent les rituels immémoriaux, liturgiques ou païens, en en imitant la forme, l'ordre et la pratique. Actuellement, le plus remarquable est sans aucun doute Matthew Barney, dont l'œuvre dantesque, constituée par l'ensemble des Cremaster – présenté au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris en 2002 - réinvente de fond en comble une mythologie du cycle de la vie, peuplée d'hermaphrodites, d'êtres mutants, d'hybrides luttant avec leur animalité dans une ambiance pop-clinique. Mehryl Ferri Levisse, qui met ce numéro en images, se coule dans le sillage du maître. Lui aussi travaille à partir de mises en scène célébrant, selon des codes esthétiques qui empruntent au gothique et au baroque, le rapport de l'homme à la nature, les fêtes traditionnelles, la puissance animale, la magie. Dans sa série Anthropophages & Carnassiers, c'est le repas totémique qui est représenté. Par leurs postures, les corps photographiés magnifient le lien intime et équivoque qui existe entre toutes les chairs. Ici, la chair dévorée contamine la chair dévorante jusqu'à la soumettre à son style. La symbolique est forte, elle fait tinter à nos oreilles les paroles prononcées par le Christ lors de la Cène : «Prenez et mangez, ceci est mon corps donnez pour vous». Le tabou des tabous vient d'être métaphoriquement transgressé, le meurtre du semblable a eu lieu, il est le point d'acmé de la cérémonie chrétienne.

« Il n'y a pas de bonne version, ni de forme authentique ou primitive [d'un mythe], toutes les versions doivent être prises au sérieux » [4], toutes participent à réinscrire leurs contemporains dans un sentiment d'identité et d'appartenance à l'histoire des peuples. Ainsi, à l'heure du tout image, un glissement s'opère, les œuvres visuelles remplacent peu à peu les conteurs laïques et les prêtres d'antan comme vecteurs privilégiés de transmission des grands récits. Il faut alors prendre comme signe des temps le fait que les chapelles ne donnent plus des messes mais des expositions, appelant les fidèles d'un nouveau genre à venir communiquer en leur sein au chant d'une morale dont le catéchisme pourrait être : « Aimons-nous donc en l'art, comme les mystiques s'aiment en Dieu (...). » [2].

 

 

[1] Selon les propos de Jacques Ellui dans les nouveaux possédés, 1973, 2e édition, 2003.

 

[2] Gustave Flaubert, Lettre à Louise Collet, Dimanche 14 août 1853.

 

[3] Selon le propos de Milan Kundera dans L’immortalité.

 

[4] Claude Lévi-Strauss, entretien avec Didier Eribon.

 

 

 

 

 

 

 

 

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